La crise : un an... et toutes ses dents
Alors que l’on commémore le premier anniversaire de la faillite de Lehman Brothers, il convient de prendre un certain recul. Les économistes médiatiques, que l’on ne citera pas par charité, se sont discrédités par les diverses palinodies que nous avons pu entendre depuis 2007 (1). Souvenons-nous de cet économiste, fréquemment invité à la télévision (sur France 2) et qui se permet de conseiller les socialistes français, qui déclarait à l’été 2007 que la crise était purement celle du marché hypothécaire américain et qu’elle était de toute manière sous contrôle… Il sévit encore là où toute personne honnête serait allée cacher sa honte au plus profond d’une forêt.
Pourtant, cette crise, un certain nombre d’économistes l’avaient vue venir, et parfois de très loin. Ce ne sont cependant pas eux que l’on entend le plus, que ce soit dans les médias ou la communauté académique. Comprenne qui pourra… Par ailleurs, cette crise a connu des développements multiples. On en a rendu compte largement, et parfois quasiment au jour le jour (2). Ces développements ont tendu cependant à faire disparaître les causes profondes de cette dernière. Il est vrai que la crise de liquidité qui s’est déclenchée à la suite de la faillite de Lehman Brothers a été d’une telle ampleur et d’une telle gravité qu’elle obnubile l’attention. Elle ne s’est par ailleurs que très partiellement calmée. Les écarts de taux, les « spreads », restent actuellement très sensiblement au-dessus de ce qu’ils étaient avant septembre 2008.
Aujourd’hui, la crise commencée au début de 2007 connaît donc une accalmie. À voir comment les banques ont reconstitué leurs profits, et les banquiers leur appétit illimité, on pourrait même croire qu’elle est terminée. Il n’en est rien, et la stabilisation actuelle risque d’être provisoire. Les problèmes posés par cette crise n’ont en rien été résolus par les mesures prises depuis un an.
Il est particulièrement regrettable, mais pas spécialement surprenant, que le sentiment de relative sécurité dans lequel nous sommes depuis le mois de mai nous ait conduit à renoncer aux mesures les plus importantes et les plus radicales. Les gouvernements ont, par impéritie ou par dessein, laissé s’échapper le moment de la crise qui aurait aussi pu être celui des réformes. Mais ce moment n’a été qu’ajourné et en rien conjuré. Il nous faut nous préparer à d’autres moments de ce type pour ne pas, cette fois, laisser passer l’opportunité.
UNE CRISE TRIPLE
Cette crise en réalité conjuguait trois types de temporalités, dont l’enchevêtrement a tendu par ailleurs à en obscurcir les leçons (3). Dans le temps court, nous avons eu la crise de liquidité internationale déclenchée par la faillite de Lehman Brothers. Cette dernière a amplement démontré que, dans le court terme, le risque de système était très supérieur à l’aléa moral (4). Cette crise a pris les acteurs de marché et les autorités par surprise ; elle était pourtant parfaitement prévisible. Ce risque de système, qui est bien connu de tous ceux qui étudient les crises financières, a donc dominé les représentations. Son ajournement a conduit à un sentiment de soulagement, et le soulagement a induit le relâchement. Mais, ce n’est pas parce que l’on a ajourné cette crise de système que son risque a disparu. Les marchés ne sont pas devenus « efficients », comme on le prétend (5), pour autant (6), ni l’arbitrage un moyen d’aboutir à l’équilibre (7).
La dégradation de la situation du secteur bancaire fut continue depuis le début de l’été 2007. Elle traduisait la substitution du crédit à une politique des revenus aux Etats-Unis et chez leurs clones, Royaume-Uni, Espagne, Irlande et Islande.
Cette crise assumait ainsi dans le moyen terme une seconde nature qui dépassait de loin le simple problème du marché hypothécaire américain et des « subprimes » (8). En fait, si 54% de ces hypothèques à risque étaient titrisées en 2001, le pourcentage était passé à 75% en 2006. Globalement, avec l’explosion du marché des CDO et CLO, c’était bien le marché des produits dérivés qui était en cause. L’explosion de ce dernier, passé de 1500 milliards de dollars en 2002 à 45 500 milliards en 2007 révélait l’ampleur du problème (9).
Ce que la situation créée par la faillite de Lehman Brothers à mis au jour n’était autre que le processus de titrisation (10) qui a massivement généralisé ce risque et créé, sous l’apparence d’une situation de « partage du risque », toutes les conditions pour une contamination généralisée du système bancaire et financier (11). Ce problème montre que même si une régulation plus stricte est certainement nécessaire, elle ne saurait être suffisante. L’innovation financière aura toujours un moment d’avance sur la réglementation ; sauf, bien entendu, si cette dernière inclut des prohibitions comme cela avait été le cas avec le Glass-Steagall Act de 1933 qui fut démantelé en 1999 (12). On sait que le Gramm-Leach-Bliley Act fut le produit d’un lobbying puissant des grands groupes bancaires américains soutenus par le Secrétaire au Trésor de la Présidence Clinton, M. Robert Rubin. Ce dernier, après la fin du mandat Clinton, passa directement dans le groupe des conseillers de CityCorp devenu depuis CityGroup, la plus grande banque américaine.
C’est pourquoi la régulation prudentielle dont on parle tant doit s’accompagner de l’interdiction de certains types d’opérations, ainsi que du cloisonnement d’autres à certains acteurs. Sans cela elle restera un vain mot.
Mais, il y a un troisième moment dans cette crise, qui correspond cette fois à la longue durée. C’est bien l’inversion du rapport de force entre le capital et le travail, qui s’est produit dans les années 1980, qui a porté en lui cette crise.
Quand les profits mangent progressivement la totalité des gains de productivité, on ne peut plus maintenir la demande solvable, sans laquelle, rappelons-le, le capital accumulé ne peut se valoriser que par un engagement toujours plus important du crédit. C’est bien ce phénomène qui a engendré l’explosion du crédit que nous avons connu ces dernières années et qui a servi de détonateur à cette crise.
Il y a ici plusieurs causes à cette situation. Tout d’abord, pour affaiblir, voire briser le compromis salarial qui dominait dans les années 1950 et 1960, on a eu recours au découplage entre le marché sur lequel une société réalise ces profits et celui sur lequel elle recrute ses travailleurs. Ceci a pris diverses formes et porté divers noms. De la « contrainte extérieure » à la « mondialisation » nous avons eu une tendance permanente à mettre les travailleurs en concurrence pour que le moins disant et le mieux offrant puissent s’imposer (13).
Il y a eu ensuite le basculement progressif dans la « valeur actionnariale », traduction du « shareholder value ». Ce basculement, qui s’est réalisé à la fois du côté des entreprises privées et du côté des entreprises publiques que l’on a privatisées, s’est traduit par une mainmise de la finance sur les activités industrielles. Elle s’est accompagnée d’une demande pour des revenus toujours croissants, qui a exercé à son tour une pression sur les salaires des producteurs. Il y a dans ce système une certaine beauté en ceci que la rente financière est le plus souvent payée en salaires elle aussi. Elle ne saurait apparaître ainsi dans les statistiques, mais elle explique l’emballement des rémunérations du secteur de la finance et du petit groupe social qui y est associé.
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